Collège de Gynécologie du Centre-Val de Loire

LE SOIN DE L’ANOREXIE

Colette Combe, psychiatre, psychanalyste, responsable avec le Pr Pugeat, de la coordination du soin de l’anorexie mentale au sein de la Fédération d’endocrinologie des hôpitaux de Lyon.

E mail : colette.combe @wanadoo.fr

Faire vivre le refus – de se nourrir, de se lier, de se soigner - des anorexiques, voilà le défi auquel sont confrontés les soignants. Il leur faut être " là ", souples aux côtés de ces adolescentes, à la recherche du mot juste pour nommer avec elles leurs mouvements de transformation, de refus, de décalage et d’affirmation.

Les critères diagnostiques de l’anorexie mentale

• Feighner (chercheur de la Washington University à Saint-Louis), (Feighner et coll, 1972) a été le premier en langue anglaise à définir de façon précise les critères diagnostiques de l’anorexie mentale :

début avant 25 ans

anorexie avec perte de poids d’au moins 25 %

attitude perturbée vis-à-vis des aliments, que ni la sensation de faim ni les reproches ni les encouragements ni les menaces ne peuvent modifier

pas d’autre désordre psychiatrique connu

existence d’au moins deux de ces manifestations : aménorrhée, lanugo (pilosité en duvet fin sur le visage), bradycardie (ralentissement du rythme cardiaque), hyperactivité, épisodes de boulimie, vomissements.

NB: En 1972 aussi, paraît en France : La faim et le corps, (PUF, coll Fil Rouge) d’E. Kestemberg, J.Kestemberg et S.Décobert. Leur expérience du soin de l’anorexie par le psychodrame analytique a marqué par son acuité la conception française de l’anorexie.

• Le DSM IV

Le travail de Feighner a été appliqué en pratique clinique pour donner les critères du DSM IV qui sont régulièrement révisés. La définition s’est affinée, elle introduit la notion de déni, d’altération de l’image corporelle et de la perception du poids, tandis que l’aménorrhée devient un critère indispensable au diagnostic :

- refus de maintenir le poids à moins de 85 % du poids attendu pour la taille et pour l’âge, ou incapacité à prendre du poids pendant la période de croissance ;

- peur de devenir gros alors que le poids est inférieur à la normale ;

- altération de la perception du poids et de la forme de son propre corps ;

- aménorrhée.

• La CIM 10

Dans la CIM 10, classification internationale des maladies, les critères sont globalement ceux du DSM IV, à la différence près qu’il n’est pas fait mention du déni de la maigreur :

- perte de poids ou incapacité à prendre du poids pendant la croissance, poids inférieur de 15 % au poids attendu pour la taille et l’âge ;

- la perte de poids est provoquée par le sujet qui évite les aliments qui le font grossir ;

- la perception de soi comme trop gros (se), avec peur intense de grossir, le sujet s’impose un poids limite faible à ne pas dépasser ;

- la présence d’un trouble endocrinien diffus de l’axe hypothalamus-hypophysaire gonadique avec aménorrhée et perte de l’intérêt sexuel chez la femme. Sous thérapie hormonale contraceptive, les saignements peuvent persister. Chez l’homme perte de l’intérêt sexuel et de la puissance érectile ;

- en cas de boulimie, celle-ci ne donne pas de prise de poids.

• On distingue deux types d’anorexie mentale :

- le type restrictif : pendant l’épisode actuel, le sujet n’a pas de manière régulière des crises de boulimie, ni de vomissements, ni d’usage de purgatifs (laxatifs, diurétiques, lavements) ;

- le type avec crise de boulimie/vomissements ou prise de purgatifs réguliers : la boulimie est l’envie compulsive de manger de grandes quantités de nourriture. Dans l’anorexie mentale, la boulimie n’est pas un besoin permanent, elle survient par crises qui se terminent par un besoin de se faire vomir. La crise boulimique est donc secondaire au désir de vomir. Le vomissement est le véritable problème à traiter en premier. Il fait perdre les sels minéraux présents dans les sucs gastriques, en particulier du potassium. La perte de potassium induit un ralentissement cardiaque (bradycardie), et crée un état d’épuisement qui n’est que sourdement ressenti. Sévère, l’hypokaliémie est dangereuse, elle peut provoquer un arrêt cardiaque.

La prise régulière de purgatifs peut entraîner après plusieurs années à long terme une insuffisance rénale.

• Lors des anorexies débutantes, de moins de trois mois,

les adolescentes ou jeunes adultes disent qu’elles se sentent " gênées " au moment des repas pour savoir comment s’alimenter. Ce n‘est plus naturel alors qu’auparavant elles mangeaient sans y penser spécialement. Elles ont l’impression que ça s’aggrave de jour en jour, elles y pensent de plus en plus, et pas seulement pendant les repas. Parfois, elles ont le sentiment de ne plus être en position de sujet quand elles se nourrissent. Elles ne comprennent pas pourquoi manger se complique. Elles vivent l’anorexie comme quelque chose qui les dépasse. Parfois, elles savent que c’est une manière de dire " non " en disant " non " à la nourriture et elles se sentent alors sujet de ce refus.

• Quand l’anorexie se prolonge,

Elles pensent tout le temps à la nourriture, ça devient obsédant. Elles en rêvent la nuit. Et l’action de se nourrir - le comportement alimentaire - devient stéréotypée dans les formes avec restriction. Les patientes évitent alors les aliments qui font grossir, leur alimentation devient de plus en plus monotone et fade. On pourrait croire qu’elles adoptent toutes la même façon de manger. Et du coup, le terme de trouble de comportement alimentaire (TCA) pourrait faire croire que l’anorexie mentale est un comportement restrictif stéréotypé. Or, quand on évoque en détail avec les patientes hospitalisées leur façon de s’alimenter (comme le font au quotidien les diététiciens de notre service), cette ressemblance n’est qu’apparente. Chacune a sa propre histoire avec ses choix de restriction et ses choix de conservation d’aliments.

L’anorexie, forme de crise d’adolescence

Dans l’anorexie mentale, la révolte adolescente contre les parents s’exprime par un refus de l’alimentaire car, dans leur famille, la nourriture est un point sensible, parfois déjà sur trois générations, pas seulement côté maternel mais parfois aussi côté paternel. L’anorexie mentale est donc l’une des figures courantes que peuvent prendre les états de crises durant l’adolescence d’aujourd’hui. Deux à trois élèves par classe au lycée... Une manière de s’opposer quand on ne sait pas dire non. Une manière de sortir de la conformité dans laquelle ces adolescentes se sont cantonnées depuis l’enfance, au point de vivre dans une position de survie psychique, renonçant à elles pour conserver la relation avec leurs proches (la perte de soi pour prix du lien…). Jusqu’à l’anorexie, elles s’adaptaient à leurs proches, maintenant elles refusent de le faire mais au prix d’un état de survie du corps… Est-ce donc un déplacement de la survie, de la vie psychique à la vie du corps ?

Pour entrer en contact authentique avec une personne qui souffre d’anorexie mentale, il faut être convaincu que, malgré des conséquences néfastes, l‘anorexie a été et demeure la meilleure solution trouvée par cette personne pour tenter de sortir de l’impasse que représente le présent ou l’avenir. L’être se sent pris au piège d’une crise existentielle : il a par-dessus tout un profond désir de liberté mais il se sent dans l’impossibilité de s’en donner les moyens. Car il est en perpétuelle hésitation entre dépendre et ne pas dépendre d’autrui. Le conflit engendré par ce paradoxe " impossible solitude, impossible compagnie " est à chaque fois différent et personnel pour chacun.

Une maladie au carrefour du somatique et du psychique

Entrer dans l’anorexie, c’est d’abord lutter contre la faim dans un désir de maigrir, puis attaquer systématiquement tous les rythmes de la vie du corps, réduire et sauter des repas, enfin réduire et perturber le sommeil par les douleurs de la faim et du corps dénutri. L’atteinte du corps biologique fait alors basculer la réaction anorexique - forme assez banale des crises d’adolescence - en une véritable maladie somatique. L’état physique est un état de survie où tout flux d’émotion même positive fait choc. Tout choc émotionnel risque alors d’aggraver le processus anorexique. Le syndrome d’anorexie mentale quand il se prolonge au-delà de six mois crée donc une double maladie : une maladie de dénutrition et une toxicomanie liée au jeun.

• Les effets de la dénutrition

induisent des sécrétions hormonales de survie : le cortisol est très élevé par exemple (1). Les sécrétions d’endorphines liées à l’hyperactivité, comme chez les marathoniens interviennent aussi. L’ensemble fait découvrir à ces adolescentes qu’il est possible de se créer chaque jour un véritable état toxicomaniaque par le jeûne. C’est un état cotonneux d’anesthésie de la douleur tant physique que psychique, un état qui absorbe, isole et éloigne de soi-même et de la réalité. Quand il y a boulimie et vomissements, la perte de potassium va dans le même sens, mais cette forme d’anorexie est plus grave et plus difficile à guérir et les rechutes plus fréquentes. Ainsi, dans les épisodes de la vie où le stress et les émotions sont intenses, l’anorexie peut être à nouveau recherchée pour s’anesthésier.

Si l’amaigrissement se poursuit, en dessous de 38 kg, on voit apparaître une accélération métabolique dramatique. Pour un même effort physique ou intellectuel, pour lutter contre le froid, l’émotion intense, l’événement imprévu ou le manque de sommeil, la personne anorexique doit dépenser beaucoup plus de calories qu’une personne de poids normal. Il devient donc impossible de reprendre du poids sans un isolement pour épargner les dépenses, (calme, repos dans la chambre, aucun effort). Il faut souvent au moins trois semaines de repos avant que le poids ne reprenne une pente ascendante, même si l’alimentation se rapproche déjà d’un meilleur équilibre. C’est dans ces circonstances que le gavage est parfois envisagé, or c’est dans l’anorexie une violence et une intrusion qui se payent très cher. Seule l’apparition de l’insuffisance hépatique des amaigrissements et des dénutritions extrêmes doit faire envisager une réalimentation sous surveillance d’un service de réanimation, car le rééquilibrage par voie parentérale comporte des risques graves dans les dénutritions extrêmes.

Un déséquilibre psychosomatique de l’oralité, de la féminité et de la subjectivité

Ces adolescentes voient leurs capacités d’assimilation se bloquer par usage de la restriction, des vomissements ou des laxatifs. Elles voient également leurs capacités de faire un enfant s’inhiber par l’absence d’ovulation et de menstruations. Assimilation, reproduction et individualisation : les trois caractéristiques qui définissent le vivant sont touchées par cette transformation de la survie psychique en survie somatique. On a trop tendance, dans les médias, à insister sur le trouble du comportement alimentaire et sur l’amaigrissement. On en oublie le trouble de la féminité et sa dimension psychosomatique (aménorrhée et perte de désir). On occulte aussi souvent que le trouble de la perception de soi est un trouble de la subjectivité qui perturbe profondément l’état d’équilibre psychosomatique.

• L’aménorrhée

C’est l’absence de règles depuis trois mois qui fait le diagnostic différentiel avec d’autres formes d’anorexie (l’anorexie psychogène par anxiété et stress). Elle est indispensable au diagnostic de la forme restrictive. L’aménorrhée est, dans l’anorexie, le signe d’un retour à un fonctionnement hormonal ante pubertaire. Le désir sexuel n’a pas l’appui biologique d’un fonctionnement hormonal normal. On peut aussi comparer cet état à celui d’une femme ménopausée, vu le risque d’ostéoporose qu’il comporte aussi (fragilité de la trame osseuse, risques de fractures compliquées, avec retard de consolidation). Ce sont donc souvent les gynécologues et les endocrinologues qui reçoivent ces patientes pour aménorrhée. L’aménorrhée peut donc être le premier signe, avant que l’anorexie ne soit franche.

L’aménorrhée semble être en relation avec la perte de poids. Notons que toute femme subissant un amaigrissement par restriction intense (famine, guerre, déportation) peut voir disparaître ses règles quand le poids chute en dessous de 42 kg pour 1,60 m, 51 kg pour 1,70 m. Ces faibles poids sont des repères en dessous desquels il y a dénutrition, (carences nutritionnelles et fragilité osseuse). L’aménorrhée n’est pas toujours présente dans les formes avec boulimie/vomissements lorsque le poids est proche de la normale. Dans les formes restrictives traitées, on peut voir apparaître secondairement un virage boulimique de la maladie alors que poids et règles s’étaient normalisés. Cependant, c’est souvent la prise de contraceptifs qui fait passer inaperçue le début de l’aménorrhée. " Avez-vous encore vos règles, prenez-vous la pilule ? " sont des questions essentielles à poser car la motivation à guérir est renforcée par la connaissance de cette perturbation du cycle féminin. Enfin, le retour des règles peut prendre 6 mois à un an après la normalisation du poids. Ce retard nécessite traitement après six mois d’attente du retour spontané. Il est conseillé d’attendre deux ans après la fin d’une anorexie pour engager une grossesse, (la fragilité osseuse sinon en serait aggravée). L’ostéoporose doit être inventoriée et traitée quand elle est sévère.

• La grossesse

Les formes avec crise de boulimies/vomissements et celles avec prise de purgatifs peuvent ne pas être diagnostiquées. En effet, les patientes qui en souffrent ne consultent pas facilement. Durant la grossesse, c’est une des causes de retard de croissance in utero et de menace d’accouchement prématuré (2).

Anorexie mentale : quelques repères

• Incidence

Les taux d’incidence des troubles des comportements alimentaires sont basés sur les cas se présentant au système de santé, soit par l’intermédiaire des registres des cas psychiatriques, soit par les enregistrements des admissions hospitalières dans des régions définies, ou plus rarement, selon les pays, grâce aux registres des médecins généralistes. Les registres psychiatriques contiennent les patients hospitalisés et/ou suivis en ambulatoire en médecine publique, tandis que les enregistrements des admissions hospitalières concernent les patients hospitalisés en psychiatrie et en médecine. Les populations sources ne prennent donc pas en compte les patients qui ne sont pas entrés dans le système de soin sus défini ni les patients non diagnostiqués. L’incidence montre un pic entre 15 et 19 ans, qui décroît entre 20 et 24 ans, le taux chez les hommes est dix fois moindre.

• Facteurs de risque

Les facteurs environnementaux semblent jouer un rôle important dans le développement de la maladie chez un sujet vulnérable. Cette vulnérabilité est déterminée par des facteurs psychologiques, bio-génétiques et des interactions précoces avec l’environnement.

- augmentation de l’incidence en cas de parents de 1er et 2ème degré ayant un TCA ;

- implication probable de facteurs génétiques de prédisposition aux TCA du fait de jumelles anorexiques homozygotes ;

- prédominance dans les pays de l’Ouest et les pays industrialisés. Les sujets émigrés de l’Est sont plus susceptibles de TCA que leurs compatriotes non émigrés ;

- facteur culturel : culte de la minceur ;

- facteur professionnel : la danse, la mode ;

- suivi intempestif de régimes ;

- pathologie somatique provoquant une perte de poids (hyperthyroïdie en particulier).

• Devenir

Ces données issues de plusieurs études (3) concernent surtout les évolutions des formes hospitalisées ou suivies en ambulatoire dans le service public, donc seulement des formes sévères. Globalement voici les moyennes des résultats de toutes ces études.

- retour spontané des règles régulières : 60 %

- normalisation du poids : 60 %

- taux de mariage : 50 %

- maternités : 40 %

- activité professionnelle ou poursuite d’études : 40 à 90 % (la disparité des résultats de la littérature vient peut-être du délai différent pris comme repère entre le traitement et l’évaluation).

L’isolement et le contrat

Médecine et psychiatrie hospitalières ont en commun la pratique thérapeutique de l’isolement et du contrat. Le traitement par isolement est apparu en même temps que les premières descriptions cliniques de la fin du XIXe siècle, (Charcot, Lassègue). Le trépied thérapeutique : hospitalisation, séparation et contrat (isolement de l’environnement habituel) est un invariant de la thérapeutique. La variété vient de la manière de le penser, de l’effectuer et de l’utiliser dans l’interaction avec la patiente.

• Pourquoi un contrat ?

Parce que si la patiente refuse le soin, sa résistance peut mettre en échec le traitement.

- Le contrat correspond à la définition des différents éléments du cadre thérapeutique. Si la patiente est mineure, il est passé avec elle et ses parents. Il précise les modalités de la séparation (absence de visite, de courrier, de téléphone, de sortie, au moins dans un premier temps d’hospitalisation) dont la levée est souvent conditionnée par le poids, ou l’évolution diététique.

- Il s’inscrit dans un projet global de prise en charge thérapeutique qui doit être défini assez tôt avant qu’on en soit à devoir intervenir par nécessité d’urgence. Ce n’est pas un traitement d’urgence puisqu’il suppose la démarche volontaire de la patiente après temps de réflexion. Dans notre expérience, il n’est proposé qu’après six mois d’essai de traitement ambulatoire ou en hôpital de jour.

- Ce cadre thérapeutique définit les engagements réciproques des soignants et de la patiente dans une démarche de soin pour sortir de l’anorexie. Il organise aussi la cohésion de l’équipe soignante, car le soin de l’anorexie suppose une complémentarité de plusieurs relations soignantes indépendantes les unes des autres (psychologique, nutritionnelle, somatique…).

- Cependant le maniement de ce contrat d’isolement est délicat. Il suppose une réflexion approfondie sur la dimension de contrainte d’une règle qui établit le cadre d’une thérapeutique de soin psychique (4). Il importe de revenir fréquemment en équipe d’une part et avec la patiente d’autre part sur le sens du contrat comme cadre de soin, comprendre profondément ses raisons (l’établissement d’une base de confiance et d’engagement réciproque), en somme savoir qu’il unit soignants et patiente par un lien de confiance. " On pourrait le comparer à une cordée d’alpinistes où les soignants et la patiente doivent marcher ensemble unis par un lien de confiance sur une ligne de crête où le rythme de progression serait celui de la patiente. Elle oserait prendre des risques parce qu’elle se sentirait en sécurité grâce au lien qui la relie aux soignants. Et le plus grand danger pour cette cordée serait le risque iatrogène, qui représenterait le vide de chaque côté de cette ligne de crête vers la découverte de la subjectivité de la patiente, car c’est bien de cela qu’il s’agit (5) ". Le contrat d’isolement est un cadre de soin et d’accordage pour rétablir les rythmes chrono biologiques, l’unité de temps et d’espace qui rend possible un travail de symbolisation et de complémentarité des thérapeutiques (psychothérapiques, nutritionnelles et médicales). C’est donc un cadre de métaphorisation et de symbolisation des rythmes intérieurs. Il établit les conditions du rétablissement de la subjectivité et de la féminité altérées (6). L’isolement favorise la régularité de la correction du trouble alimentaire et l’hyperactivité, tout autant qu’il favorise la régression qui permet un abord psychothérapique plus profond.

- Les écueils du contrat d’isolement. Un des écueils possibles du contrat vient de situations où des soignants qui devraient se trouver en position de garant peuvent se trouver déplacés en position d’exécutant (voir les situations de surveillance des repas parfois). Un autre écueil vient des contre attitudes des soignants devant la résistance des patientes au traitement, même en cas d’acceptation du contrat, car la résistance peut être inconsciente ; d’où l’intérêt de la présence d’un psychanalyste dans l’équipe de soin. Car la réponse des soignants est parfois aggravante, en particulier en raison du développement d’attitudes soit réparatrices, soit désinvestissantes, voire sadiques ou insupportables (7). Le désir de différenciation et d’individuation de ces patientes se trouve combattu. Le vécu d’impuissance à les aider peut conduire les soignants à des attitudes de colère ou de découragement. L’interaction devient alors hyperalgique. Les soignants souffrent dans ce soin. La question du maintien de l’alliance thérapeutique est donc au centre du maniement adéquat ou non du contrat. Le vécu d’impuissance peut faire basculer les soignants dans l’identification mélancolique (8). C’est déjà ce qu’on observe dans l’environnement familial des patientes. Cette répétition du vécu familial dans le soin est néfaste, mais il doit se comprendre comme un transfert qu’il s’agit de reconnaître et de transformer avant qu’il ne devienne iatrogène. Question de patience, il est nécessaire de savoir prendre le temps, d’attendre, côté soignant et côté patiente aussi. Ce qui conduit une patiente à résister au traitement, c’est parfois la violence qui lui est faite sans contrat (le gavage par exemple…). Ces patientes ne sont pas intraitables, elles sont parfois terrorisées, elles en deviennent terriblement méfiantes et protègent le peu d’intimité qu’elles peuvent garder, au moins leurs pensées, quand on intruse leur corps. De plus la peur de devenir folle est avivée par ces traitements. Résister c’est lutter contre l’hypothèse de folie dont on les affuble, c’est garder une position subjective. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont pas besoin d’un interlocuteur capable de fermeté et de vérité ni d’un investissement pugnace qui ne renonce pas à leur guérison.

Il faut savoir respecter leur état de détresse physique et d’épuisement, elles souffrent. Si elles restent debout c’est à cause de la douleur physique provoquée par les positions assises ou couchées. Si elles ouvrent leur porte c’est à cause de la douleur psychique et de la peur de mourir sans qu’on le sache, elles sentent leur ralentissement cardiaque, il leur fait peur. Nous devons respecter leur repli et penser dans ce cas à leur état comme à celui d’un malade somatiquement grave. L’état de confusion liée à la dénutrition est parfois présent ainsi que la difficulté de concentration et l’hyperémotivité. De plus, la difficulté de communiquer l’intime et la peur de la proximité font qu’elles crèvent de solitude. Mais l’effroi du lien, la difficulté du corps font penser à la ressemblance avec un noyau autistique dans une structure névrotique : elles sont en difficulté pour passer de dedans à dehors et de dehors à dedans, en somme en difficulté pour répondre en direct. Il leur faut des détours.

L’hospitalisation

L’hospitalisation doit être pour ces patientes le lieu de la découverte d’un espace de liens pour une rencontre de soi. Or, les fonctionnements psychiques et somatiques de l’anorexie mentale sont très fortement en interaction. Il s’agit donc de savoir si le soin pourra activer la transformation des fonctionnements psychiques et somatiques, à la fois simultanément, à la fois de façon différenciée. Pour se faire, nous proposerons d’utiliser comme premiers outils du soin des espaces de lien au carrefour du corporel et du psychique. Ce sont des outils d’interface, des moyens d’action simultanée sur le somatique et le psychique. Les échanges à propos de la douleur et du vécu du temps en sont. Ainsi la synergie du pire pourra s’inverser en synergie du mieux être soi dans des moments où l’expérience de trouver les mots justes pour dire et être, pour ressentir et nommer le vivant de soi fait renaître l’espoir. Car si la patiente a mis toute son énergie à lutter contre la vie de son corps, on peut penser qu’en l’aidant à trouver comment disposer de cette même énergie en sens contraire - non pas contre elle et régressivement vers le passé et le repli dedans -, elle deviendra capable d’œuvrer pour sa guérison.

Refus de la nourriture, refus du lien, refus du soin

• Du refus de la douleur à la douleur du refus

La douleur d’anorexie est tellement intense qu’elle devient un lieu d’articulation du somatique au psychique. La douleur psychique était refusée, pour l’éviter, la faim, douleur physique intense prenait le relais. Mais la faim a fait surgir des fantasmes cannibaliques qui épouvantent. Ils créent une douleur psychique plus éprouvante encore que celle que la faim voulait faire éviter. Et il n’y a de raison que ce nœud de douleur ne se resserre pas. La culpabilité de tels fantasmes aggrave le mouvement de restriction ou de vomissement. Le refus de se nourrir s’accompagne d’un repli sur la douleur. Ce repli est un refus de se lier, par trop de douleur somatique et psychique. Il est subi en état de déconnexion. Les patientes ne disent plus " je " mais " on ". C’est en mettant des mots sur la douleur somatique, pour soulager leur angoisse de se sentir isolé, que nous pourrons atteindre leur douleur psychique.

• Refus du soin, refus du lien, un désaccord douloureux

Le refus du soin a des corrélations étroites avec l’histoire des liens actuels et passés. Mais il faudra longtemps pour le comprendre car les souvenirs ne sont pas à disposition. En effet, il semble que ce soit dans les liens précoces et dans les premières années de la vie que prend naissance, in fine, cette souffrance. Tout se passe comme si ces patientes avaient eu à faire face à des situations répétitives de désaccords traumatiques dans leurs relations avec le pôle maternel. Le corps a une mémoire qui n’est pas celle des souvenirs. Ce lien les a maintenues en vie au prix d’un décalage avec leur vrai self. Dans l’enfance, elles se sont conformées aux attentes d’autrui par peur de perdre le lien, mais leur féminité naissante les a confrontées à la faillite de toute solution de conformité pour les liens d’intimité et de proximité amoureuse. Le drame a été sans doute la rencontre de leur féminité avec un comportement alimentaire qui leur a temporairement apporté la maîtrise de leur corps mais qui les a peu à peu isolées. Ces patientes revendiquent l’indépendance, mais n’en sont pas suffisamment capables encore parce qu’elles ne savent pas dire " non " avec netteté autrement que par l’anorexie. Il nous faut les accueillir avec cette impasse douloureuse qui les emprisonne mais dont elles ne veulent pas se séparer. Et nous devons attendre qu’elles se sentent en sécurité pour nous confier leur détresse à voir leur solution de maîtrise perdre son efficacité et se retourner contre elles, sans crainte de perdre leur respect d’elles-mêmes et leur dignité d’humain.

• Grève de la faim, appel au tiers social

Le temps de la révolte de ces patientes est en effet précieux, il est le dernier appel avant de désespérer, comme dans le cas des grèves de la faim, un geste universel, la dernière solution ; au prix du risque pour leur vie physique, une tentative pour conserver leur vie psychique. Elles atteignent leur vie et leurs liens pour retrouver la vie et des liens. Il serait donc contre nature que de les priver au plus vite de ce qui a maintenu leur dignité et leur permet d’en appeler au tiers social. Mais comment comprendre leurs raisons désespérées d’avoir choisi un tel moyen de défense. Elles portent parfois dans leur cœur, parfois dans leur corps et sans souvenir conscient, des choses bien lourdes. Certaines touchent l’oralité, d’autres, la féminité. Elles ont parfois subi des violences vis-à-vis du respect de leur intimité physique et de leurs rythmes de développement vers la féminité. Il faudra du temps car le système de causalité n’est pas univoque, il est multiple et complexe. L’anorexie progresse en spirale, du somatique au psychique, du psychique au somatique… Nous avons tous entendu " mais moi je ne suis pas anorexique comme les autres… ". Que de découragements douloureux derrière cette protestation d’impuissance à trouver comment affirmer leur identité propre. Car les pensées anorexiques finissent par être toutes identiques alors que la révolte avait valeur d’individuation. C’est à se penser " entrer dans la folie ". Nous devons les soulager de cet effroi en entendant l’appel au tiers social, via le tiers soignant mais en respectant d’abord leur impossibilité de se confier, leur peur du lien et de la dépendance.

Place au temps

Derrière ce " non " de l’anorexie et du refus du lien et du soin, qui prend sa source dans un passé inatteignable, la quête d’individualité doit être entendue. Or, l’individuation passe par l’incarnation. Et celle-ci leur est difficile. La relation au corps n’est pas tranquille, elle est plutôt tourmentée. Elles ne savent pas toujours pourquoi l’espace entre dedans et dehors, entre l’intime et l’autre, que symbolisent les lèvres est si dramatiquement rejeté. La seule position qui convienne pour soigner l’anorexie est celle qui accueille ce refus de se nourrir, au sens concret comme au sens figuré, pour qu’il se transfère dans le cadre de soin hospitalier. Notre position de réceptivité est une position de féminité psychique, d’attente, d’accueil. Nous avons le temps, le temps de renoncer à être les maîtres du temps, de renoncer à agir. Car il importe de donner au temps le temps que leur féminité puisse se développer, croître et mûrir, le temps d’une nouvelle pré puberté avec son état informe ; le temps d’accepter leur besoin de décalage, leurs refus pour faire avec elles l’expérience d’accordage qui souvent n’a pas eu lieu avec des parents en difficulté vis-à-vis d’adolescentes. En somme, nous entrons d’abord dans un temps de traitement préliminaire où nous devons tolérer leur aggravation.

Face à la position anorexique, par quelle réponse soignante reconstruire un lien, à partir du triple refus de se nourrir, de se lier, de se soigner ? En étant témoin de leur quête d’individuation, sans blesser leur besoin d’intimité, sans les " intruser ". Nous sommes comme dehors, une présence qui ne s’impose pas mais qui sait entendre le désir de sortir de l’impasse de ces patientes. La part de la relation fusionnelle, engloutissante, cannibalique, où elle se perdrait, nous conduit à choisir d’être là un peu, chacun, et pas à pas, pas trop, pas trop vite. La complémentarité thérapeutique entre soignants, c’est diviser pour moins régner.

La reconstruction du lien ou l’isolement mode d’emploi

Comment lever le blocus sur le désir de guérison, un blocus qui prend la forme d’un autre blocus, celui du soin ? Le dilemme est d’autant plus grand que l’anorexie comporte une paradoxalité, c’est une affirmation par le refus. Pour la première fois dans son histoire, par l’anorexie, l’adolescente dit " non " à sa peur d’être envahie par autrui comme par les pulsions.

• La main tendue, l’image en germe

Tendre la main à cette adolescente, c’est commencer par reconnaître son besoin de s’isoler du trop pulsionnel comme du trop relationnel. Entendons qu’elle en veut un peu mais pas trop. Comprenons qu’elle refuse parce qu’elle ne sait pas comment digérer, c’est-à-dire assimiler et pour cela transformer. Il se peut qu’elle ait besoin d’être à l’hôpital, comme Robinson sur son île déserte afin d’être sûre que ce qu’elle fait de son temps ne tient qu’à elle, que ce qu’elle choisit ne vient que de ses tripes à elle. Sentir ce qui vient de l‘intérieur, sentir sa propre créativité. L’anorexie sera pour elle une chance après avoir été un péril si nous entendons que l’isolement prescrit répond à son besoin profond d’isolement pour s’aider à trouver comment assimiler, comment prendre mais aussi trier, comment hésiter et choisir parce que " ça a du sens " pour elle, sans faire rentrer en elle tout et n’importe quoi.

• Au jeu des rythmes

Pour rétablir du jeu dans cette répétition du refus, le cadre du jeu, c’est d’abord simplement des rythmes de la journée, rythmes de repas, de sommeil, rythmes d’activités et de rencontres thérapeutiques. Peu à peu, l’équilibre chrono biologique se refait. Au fur et à mesure des moments thérapeutiques qui lui seront proposés et qui vont rythmer ses journées, ses semaines, l’adolescente aura à coordonner intérieurement ce qu’elle y vivra pour en faire un tout bien à elle. À partir de moments d’abord simplement juxtaposés, alternant avec de longs temps de solitude, ces patientes découvrent qu’elles ont attaqué leur vie dans l’espoir de retrouver une vie de sujet, au-delà de leur agonie subjective jusque-là subie. L’équilibre de leur position subjective se cherche. Elles ont demandé le soin, parfois même l’hospitalisation mais elles se sont trouvées pleines de refus une fois entré en soin. Et justement, la conflictualité de cette situation de soin leur permet de trouver la sortie de leur impasse (refus de dépendance, incapacité à l’indépendance). Car transférée dans le soin, l’impasse vécue et partagée avec l’aide de la capacité soignante de leurs interlocuteurs, devient source de vie.

• L’âme du vivant, l’animé et l’inanimé

Le blocus du soin a donc ses raisons. Tant qu’une personne qui souffre d’anorexie ne sait pas filtrer et transformer ce qu’elle pourrait recevoir d’autrui, elle préfère se comporter comme quelqu’un d’inanimé. On pourrait croire qu’elle veut ne veut pas changer, parce qu’elle cherche à rester ainsi immobile. Que le suivi choisi soit par consultations ou par hospitalisation, le choix thérapeutique essentiel est donc de favoriser un processus de réanimation extrêmement lent, patient, où l’adolescente pourra se trouver dans sa singularité propre, sensible. Il importe qu’elle découvre en elle " ce qui la fait elle ", se différenciant au travers de liens, tous différents et complémentaires les uns des autres. La complémentarité thérapeutique ait une donnée essentielle : elle donne du goût, de la valeur et du sens aux différences. Elle prépare au fait que l’acceptation profonde des différences des sexes et des générations, c’est l’âme du vivant. L’animé vient des différences. La vie au quotidien lui fait connaître une expérience essentielle : ce qui est vivant, d’un moment à l’autre n’est jamais pareil. Ce n’est donc pas fade, ni monotone. La parole sur le vécu quotidien est donc très importante. Nommer le vécu, l’émotion, l’affect, sans le juger, simplement pour le qualifier, pour en sentir la saveur. Lorsqu’il y a hospitalisation, c’est par ce mode d’abord que le cocon hospitalier n’est plus vécu comme un emprisonnement. Le lieu de soin devient espace de renaissance et de construction du " je ".

La langue et le goût
• Redonner vie à la langue

Le traitement est d’abord une proposition de redonner vie à la langue, de retrouver le goût des mets et le goût de la parole, une fois la douleur et le dégoût réduits. Place donc au temps du maternel sous règles établies par un tiers, le contrat de soin et ses représentants.

L’hospitalisation crée des conditions de vie en analogie avec celles du lien primaire quand l’enfant ne peut pas sortir tout seul de son berceau, ni se débrouiller tout seul. Ce temps de régression permet l’assouplissement des défenses et les retrouvailles avec soi-même. On pourrait dire que ces patientes ont besoin de vivre temporairement dans une sorte de bulle auto-immune, car elles n’ont pas d’autre moyen pour se défendre des émotions que l’anorexie. L’hospitalisation avec ses erreurs, ses imperfections, leur donnera bien des occasions d’apprendre à se défendre autrement, si elles ont déjà commencé à se passer du comportement alimentaire anorexique.

Il faut aller prudemment et reparler de toutes les situations de déception dans le soin, car elles-mêmes n’oseraient pas mettre des mots sur ces défaillances des soignants, pas plus qu’elles ne pouvaient le faire avec les parents. Les erreurs sont donc sources d’apprentissage de la capacité de penser et de dire la réalité telle qu’elle et, ainsi, d’apprendre à digérer les émotions.

Le tête à tête et le corps à corps avec soi-même, alternant avec un tête à tête avec des soignants dont la présence va parfois prendre la qualité d’un holding, d’une co-présence, d’une empathie, telle qu’elle pourra parfois se sentir comme un accordage primaire, comme un analogue du corps à corps avec la mère. Les qualités du portage sont fondamentales, on imagine. En reconnaître les défaillances, les nommer côté soignants, fait partir de ce holding par la parole. Mais comment est-ce possible, concrètement de l’installer, si la patiente, au moins de façon latente, ne veut pas du soin ?

• L’écoute psychique du biologique : mettre des mots sur la douleur

Nous devons commencer par réduire la douleur pour accéder au goût puisque la douleur trop intense provoque le dégoût. Les différents thérapeutes (par exemple en médecine libérale : médecin nutritionniste, médecin traitant et psychiatre) ont à entendre les douleurs de l’anorexie dans l’ensemble de leurs dimensions biologiques et humaines. Dans les cas d’amaigrissement sévère, il importe de savoir être à l’écoute des dimensions biologiques de la souffrance, de pouvoir faire face à l’épuisement, à la peur de dormir liée à celle de mourir. Il faut savoir utiliser un langage concret et imagé pour revenir ensuite vers la portée symbolique des mots choisis.

On réduit la difficulté en apportant des solutions concrètes avec attention et délicatesse qui soulagent une malade en état somatique grave quand la maigreur est intense ou quand les vomissements sont très conséquents. Dormir est ce qui est le plus douloureux et le plus angoissant dans cet état, c’est très douloureux. De même, être assis longtemps. La position debout est moins douloureuse. En cas d’hospitalisation, les aides-soignants, les infirmiers ont souvent très spontanément le sens de ces situations de la vie quotidienne des hospitalisés.

Pensons que ce traitement est complexe parce que la maladie est complexe. L’émotion, au début, n’est pas utilisable parce qu’une trop grande intensité d’émotion partagée réactive l’anorexie par peur du trop. Il faut donc être à la fois chaleureux, authentique mais avoir une attitude de réserve, afin de manipuler l’émotion à dose homéopathique et avec prudence.

• Aider à constituer un tiers intérieur à l’occasion de toutes les situations concrètes

Il s’agit de soutenir le Moi de l’enfant dans l’adolescente ou la jeune adulte, démuni du fait de la pathologie précoce qui le rend vulnérable aux revendications pulsionnelles orales. Un psychothérapeute va étayer son Moi pour qu’elle puisse retrouver le goût de la parole orale. Et le goût de parler retrouvé dans cette intimité-là pourra servir à créer d’autres liens thérapeutiques. Une diététicienne va avoir pour fonction de trouver comment l’aider à retrouver le goût pour reprendre une relation naturelle avec l’alimentation. Cette division de la relation thérapeutique entre la parole et le goût est rassurante pour la patiente parce qu’elle trouve à vivre des relations de soin partiel qui, concrètement, l’aide à ne pas prendre la partie pour le tout. Ainsi pourra-t-elle se dégager de son mode de relation pathologique en tout ou rien, tout de suite ou jamais.

• Le mot sur la langue

Le travail psychique est précis en ce domaine. Il s’agit d’aider la patiente à reprendre ce qu’elle a vécu pour comprendre le chemin qui lui a permis de réussir ou celui qui ne lui a pas permis de parvenir à ce qu’elle visait. Cette façon de faire, passe par trouver les mots avec elle pour nommer les sentiments et la réalité, donc identifier et différencier monde intérieur et monde extérieur. On pourrait dire qu’elle acquiert du recul en même temps qu’elle prend confiance dans ce qu’elle ressent, qu’elle apprécie ce à quoi elle prend goût et qu’elle évalue ce qu’elle dit (refus compris). Cette plus grande distance interne va de pair avec une présence à elle et à autrui plus tranquille. Elle pose les fondements d’une relation plus solide à la réalité, plus incarnée.

Nous l’aidons à refaire le chemin de l’enfant qui se constitue un surmoi post-oedipien pour passer en période de latence. Nous l’aidons à quitter le " maternel " et à vouloir faire l’expérience d’aller en dehors de sa famille. 

La réalité, dedans, dehors

En cas d’hospitalisation, la levée de l’isolement doit être progressive car la patiente doit prendre le temps d’établir, pas à pas, des liens entre elle à l’hôpital et elle à l’extérieur, pour prendre confiance dans ses relations extérieures. Nous disposons d’un acquis considérable à la sortie d’un isolement où la patiente a repris vie et vitalité. Les souvenirs de ces soins sont à disposition, comme une seconde enfance, puis une seconde adolescence dans laquelle elle puisera pour symboliser la première étape du développement de nouveaux modes relationnels (laissant place à l’attente, au différé, à la maturation et à la déception dont on se relève). En somme, on pourrait dire que la réalité de l’anorexie se creuse si la peur du vide se transforme en capacité à se sentir en creux. Le mouvement dépressif de remaniement qui souvent s’opère dans les premiers temps de la séparation avec l’hôpital cohabite avec le plaisir de quitter un milieu qui finit par s’affadir si on y reste trop. L’herbe est plus verte au dehors. Le temps des sorties, la solitude et la réalité des premières visites, demande de savoir freiner l’impatience pour penser l’avenir. C’est essentiel puisque l’anorexie mentale est directement en lien avec la peur de ne pas pourvoir construire son avenir de jeune adulte. Dans ce temps de préparation d’un nouvel avenir avec poursuite de la séparation avec la famille même en dehors du temps de l’hôpital, il y a parfois à nouveau la peur. Le départ doit alors être différé, il faut faire une pause dans le compte à rebours car ces ajustements sont essentiels pour que la patiente gagne en confiance en elle comme dans ses soignants. Dans notre expérience, il nous semble judicieux qu’il n’y ait pas de rupture soignante entre le temps hospitalier et le suivi post-hospitalier quand cela est institutionnellement possible, au moins les six premiers mois. En effet c’est dans ces six mois que la métamorphose de la féminité se poursuit jusqu’au retour des règles qui signent la guérison.

Vaincre la peur de soigner l’anorexie…

Il nous semble que la peur de soigner l’anorexie, si fréquente dans les services, vient d’une connaissance insuffisante de tous ces repères du soin. Il nous faut quitter notre conception ancestrale de la séparation du corps et de l’esprit pour penser le soin de l’anorexie dans le cadre d’une vision psychosomatique de la thérapeutique. À l’équipe soignante de psychiatrie, il faut adjoindre des interlocuteurs de soin somatique et diététique dont elle a besoin pour quitter la peur du risque somatique de la maigreur et introduire un tiers dans la relation de parole sur la nourriture, de sorte que la patiente acquiert la capacité de retrouver une relation naturelle à se nourrir. De même, il importe que les équipes soignantes des services de médecine sachent faire appel à des interlocuteurs de soin psychique qui sachent écouter en profondeur le travail intérieur de ces patientes pour vaincre le désespoir secret qui les habitent en pensant à leur devenir de jeune femme. 

Soigner l’anorexie

L’anorexie est une maladie mystérieuse. Face à la complexité de son énigme, tous nos repères habituels de soin se trouvent abolis. Désemparés, nous devons ainsi tracer un chemin soignant dans cette réorganisation partagée car dans ce chaos résident aussi des désirs meurtris et des forces de guérison que nous avons à faire vivre. L’enjeu est donc d’être là, aux côtés des adolescentes, à la recherche du mot juste pour nommer avec elles leurs mouvements de transformation, de refus, de décalage et d’affirmation. Cet ouvrage nous montre comment accompagner avec espoir une douleur qui, bien souvent, ne prendra sens que dans l’après-coup. En effet, le soin ne vise pas seulement la guérison des symptômes, il se préoccupe aussi du remaniement de l’impasse existentielle de ces patientes pour qu’elles se libèrent enfin de la peur de l’emprise d’autrui en se préparant ainsi à rencontrer l’autre, la sexualité et plus tard la maternité… En éclairant l’anorexie à la lumière du mythe du chaos, Colette Combe nous propose une manière originale de penser le soin de l’anorexie par une écoute psychique spécifique du biologiste. C’est cette position intermédiaire facilitant la liaison et la symbolisation qui rétablit la subjectivité de ces patientes dans un soin souple, apte à recueillir et à mettre en sens le triple refus de se nourrir, de se lier et de soigner…

• Combe C., Soigner l’anorexie, Éd. Dunod, 2002. 

Références bibliographiques

  1. Pugeat M, Alvarado-Dubost C, Girardin, Garascio-Cholet M, Tourniaire J., Hypercortisisme et dénutrition. Rev. Franç Endocrino Cli 1990 ; XXXI (4-5) : 457-464).

  2. Mamelle N., Measson M., Munoz F., Audras de la Bastie M. et al, Development and use if a self-administred questionnaire for assesment of psychologic attitudes toward pregnancy and their relation to a subsquent premarure birth, Am J Epidemiol 1989 ; 130 (5) : 989-998.

  3. Revue de la littérature de Steinhausen, AmJPsychiatry 2002, 159, (8) : 124861293, The outcome of aneroxia nervosa in the 20 th Century.

    - Brut A., Métanalyse concernant le devenir entre 1991 et 2001, Thèse Paris 11, 2001, Le devenir de l’anorexie mentale, revue de la littérature et illustration par 4 cas cliniques ayant séjourné en soins études.

    - Jeammet P., Brechon G., Payan A., Gorge A., Fermanian J., Le devenir de l’anorexie mentale, une étude prospective de 129 patients évalués au moins 4 ans après leur première admission, Psychiatrie de l’Enfant 1991 ; 34 : 381-442.

    Elles concordent avec les caractéristiques de notre population d’étude (Thèse M. Ronze, Lyon 1, avril 2004, Évaluer le vécu du contrat d’isolement et le devenir de l’anorexie mentale : construction de deux auto-questionnaires basés sur la perception des patientes, Fédération d’Endocrinologie, hôpital Neurologique).

  4. Jeammet P., Contrat et contraintes. Dimensions psychologiques de l’hospitalisation dans le traitement de l’anorexique, Psychologie française, 1984, tome XXIX.

  5. Ronze M., thèse 2004, Évaluer le vécu du contrat d’isolement et le devenir de l’anorexie mentale, Université Claude Bernard, Lyon.

  6. 6. Combe C, Soigner l’anorexie, Dunod, Paris, 2002, 13-16, 20, 201.

  7. 7. Voir le témoignage et la réflexion de Marta Aleksandra Balinska, chercheur en santé publique : Retour à la vie, quinze ans d’anorexie, Ed. Odile Jacob, décembre 2002.

  8. 8. Combe. C, Soigner l’anorexie : quand l’identification mélancolique des soignants est l’obstacle, 75-84.

  9. Brusset B. , Psychopathologie de l’anorexie mentale

  10. CooK-Darzens S. Thérapie familiale de l’adolescent anorexique, Dunod, 2002

  11. Corcos M., Le corps absent, Dunod, 2001

  12. Vincent T., L’anorexie, OdileJacob,2000.

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